Le gens se déplacent. De plus en plus. Et de plus en plus facilement. Cela vaut également pour les criminels présumés. Si le passage des frontières est quasiment imperceptible pour les justiciables, ce n’est pas pour autant que les justiciers peuvent ignorer cette réalité et, en particulier … le principe de territorialité.
Car en droit une frontière marque aussi les confins de l’action des autorités de poursuite pénale.
C’est ce que le ministère public vaudois a appris à ses dépens. Le Tribunal fédéral vient en effet de préciser, dans un arrêt du 15 novembre 2019 1B_164/2019, que les autorités de poursuite pénale ne peuvent pas agir sur le territoire d’autres Etats, et à plus forte raison ordonner des mesures de contrainte qui y déploieraient leurs effet, sans l’accord préalable des Etats concernés.
Les faits : Le ministère public obtient du Tribunal des mesures de contrainte vaudois qu’il ordonne le placement d’une balise GPS et de micros dans le véhicule utilisé par de présumés trafiquants de drogue (moyen technique de surveillance au sens de l’art. 280 CPP). Leurs conversations vont alors être enregistrées et transmises à leur insu vers un serveur sécurisé en suisse par le biais d’un réseau de téléphonie suisse afin de prouver leur implication dans le trafic.
Le problème : Oh surprise ! Le véhicule des trafiquants internationaux présumés ne va pas se borner à rester en Suisse, là où les mesures de contrainte ont été ordonnées, mais il va traverser plusieurs frontières. Les micros vont donc enregistrer des conversations qui se déroulent à l’étranger. Il s’agirait donc là d’un acte de puissance publique exercé – sans droit car sans autorisation préalable des Etats concernés – à l’étranger par une autorité de poursuite pénale suisse, en violation apparente des principes de souveraineté et de territorialité. La défense demande le retranchement de ces preuves illicites.
Le droit : Alors que pour la Chambre des recours pénale du Tribunal cantonal vaudois cette manière de procéder ne prêtait pas flanc à la critique, le Tribunal fédéral confirme ce qui relevait pourtant de l’évidence. Son raisonnement, implacable, suit le déroulé suivant:
- Le Tribunal fédéral commence par rappeler la portée du principe de la territorialité : « En vertu du principe de territorialité, un État ne peut en principe exercer les prérogatives liées à sa souveraineté – dont le pouvoir répressif – qu’à l’intérieur de son propre territoire (ATF 140 IV 86 consid. 2.4 p. 89; arrêts 6B_282/2019 du 5 avril 2019 consid. 3; 6B_248/2017 du 17 mai 2017 consid. 3.3) ».
- Il poursuit en précisant les conséquences de la violation principe de territorialité : « Les actes de puissance publique accomplis par un État ou par ses agents sur le territoire d’un autre État sans un tel accord sont ainsi inadmissibles {ATF 137 IV 33 consid. 9.4.3 p. 50; 133 1 234 consid. 2.5.1 p. 239; ESTHER ÜMLIN, in 8asler Kommentar Strafrecht 11, Art. 137-392 StG8, 4e éd. 2019, n° 13 ad art. 299 CP; ÎIZZONI, op . cit., n° 4.3 p. 402) et constituent une atteinte à la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’État concerné, ce qui est une violation du droit international public (ATF 140 IV 86 consid. 2.4 p. 89; arrêts 68_282/2019 du 5 avril 2019 consid. 3; 68_248/2017 du 17 mai 2017 consid. 3.3; CR EIMP, op. cit., n° 745 ad Introduction générale, p. 143) ».
- Le Tribunal fédéral s’intéresse ensuite à l’observation transfrontalière et rappelle que celle-ci implique nécessairement le dépôt d’une requête d’entraide judiciaire préalable : « S’agissant de l’observation transfrontalière et compte tenu de la gravité de l’atteinte à la souveraineté de l’État requis qu’elle implique, cette mesure est soumise à des conditions restrictives dont le dépôt préalable d’une demande d’entraide (ZIMMERMANN, op. cit., n° 430 p. 467 ss; SABINE GLESS, Internationales Strafrecht, 2e éd. 2015, n° 526 p. 180) ».
- Le Tribunal fédéral met enfin en lumière le principal problème en fait de demandes d’entraide qui porteraient sur de la surveillance transfrontalière en temps réel, la réciprocité : « Sur le plan procédural, les autorités suisses ne peuvent adresser à un État étranger une demande à laquelle elles-mêmes ne pourraient pas donner suite en vertu de l’EIMP (art. 30 al. 1 EIMP) (…) A cet égard, il sied de préciser qu’à ce jour et en l’absence de traité international ou de disposition interne, l’entraide en matière pénale est en principe refusée par la Suisse lorsqu’elle implique la transmission de renseignements à l’étranger en temps réel à l’insu des personnes en cause (ATF 143 IV 186 consid. 2.1 et 2.2 p. 188 ss ».
En conclusion, pour le Tribunal fédéral, « Il résulte des considérations précédentes que, sous réserve de la transmission spontanée de moyens de preuve ou d’informations (cf. en droit suisse l’art. 67a EIMP), une mesure de contrainte – dont font partie les autres mesures techniques de surveillance (cf. consid. 2.1 ci-dessus) – sur le territoire d’un autre État ne peut être, dans la règle, mise en oeuvre qu’en vertu du droit international (traité, accord bilatéral, droit international coutumier) ou, à défaut, en vertu du consentement préalable de l’État concerné dans le respect des règles régissant l’entraide judiciaire (ATF 137 IV 33 consid. 9.4.3 p. 51; arrêt 18_57/2008 du 2 juin 2008 consid. 3.1 et les références citées; ZIMMERMANN, op. cit., n° 285 p. 299; ÎIZZONI, op. cit., n° 4. i p. 395; ZIEGLER, op. cit., n°8 635 et 637 p. 281 SS) ».
Le Tribunal fédéral écarte ainsi l’argument du ministère public, suivant lequel aucune requête d’entraide n’était nécessaire compte tenu du fait que le transfert des données enregistrées intervenait par le biais d’un réseau de téléphonie suisse vers un serveur sécurisé en Suisse. Pour le Tribunal fédéral ce raisonnement ne saurait être suivi : « En effet, ce système a été mis en œuvre par les autorités suisses afin de rattacher ces enregistrements à la Suisse; or cette configuration se distingue d’une connexion spontanée par le titulaire d’un numéro de téléphone étranger ou par le biais de son interlocuteur – soit les personnes surveillées – à un réseau de téléphonie mobile suisse ».
Conséquences : Il y en a plusieurs en l’espèce.
D’abord, le dossier est retourné à l’autorité inférieure afin que celle-ci vérifie précisément quels sont les Etats concernés par les enregistrements litigieux, ce dans le but d’établir si des traités bilatéraux rendraient possible cette mesure de contrainte. A défaut, et dans la mesure où il est établi que l’autorité de poursuite pénale n’a pas obtenu le consentement préalable des Etats concernés par la voie de l’entraide judiciaire, les enregistrements concernés devront être immédiatement détruits. Il s’agit en effet de preuves illicites.
Ensuite, il s’agira d’analyser quels autres moyens de preuve du dossier ont été obtenus sur la base des enregistrements illicites et, en application de la théorie du Fruit of the poisonous tree, régler le sort de ces moyens de preuve dérivés.
On retient de cet arrêt que, pour mettre en œuvre une mesure de contrainte assimilée à de la surveillance en temps réel sur le territoire d’un autre Etat, il est indispensable :
- Soit de pouvoir se fonder sur un traité international, un accord bilatéral ou le droit international coutumier ;
- Soit d’obtenir le consentement préalable de l’Etat concerné par le biais de l’entraide judiciaire et pour autant que la condition de la réciprocité soit réalisée.
Surtout, compte tenu de la globalisation massive des échanges ainsi que des facilités croissantes de circulation des biens, services et personnes, cet arrêt révèle une fois de plus l’absolue nécessité d’adopter un traité international portant sur les mesures d’enquête transfrontalières (tant dans le monde physique que virtuel).
Car si le crime ne connaît pas de frontières, tel n’est en l’état pas le cas de l’action des autorités de poursuite pénale.