Dans un arrêt du Tribunal fédéral du 21 février 2024 (7B_853/2023) rendu à 5 juges, notre Haute Cour a rappelé l’obligation pour la police d’instruire et de transmettre aux autorités compétentes toute infraction qu’elle a été amenée à connaître. La police ne saurait invoquer le principe d’opportunité pour renoncer à poursuivre. En renonçant à dénoncer une infraction pénale, un policier se rend coupable d’entrave à l’action pénale.

EN FAIT

Au guidon de sa motocyclette, un individu a emprunté une voie réservée uniquement aux bus, taxis et cycles, puis une voie interdite aux véhicules automobiles et aux motocycles et enfin une zone piétonne. Il a été aperçu par un policier, au volant d’une voiture banalisée, qui l’a suivi et interpellé.

Lors de l’interpellation, le policier lui rappelle ses méfaits – reconnus par l’intéressé – qui sont amendables. Cependant, l’agent de police explique au motocycliste qu’il renonce à le sanctionner pour cette fois.

En partant, le motocycliste aurait marmonné :« je connais du monde au département ». Le policier revient alors sur les lieux, procède à un contrôle des papiers, en scannant son permis de conduire et sa plaque d’immatriculation avant de repartir.

Le motocycliste dépose le jour même une plainte pénale pour abus d’autorité considérant que le policier lui aurait dit d’un ton désagréable et agressif : « vous avez de la chance » ainsi que : « si jamais j’entends parler de vous, ça va très mal se passer pour vous ».

Le ministère public classe la procédure pour l’infraction d’abus d’autorité à l’encontre du policier, faute de réaliser les éléments constitutifs de cette infraction. Le ministère public avait également ouvert une procédure pénale à l’encontre du policier pour entrave à l’action pénale pour avoir omis de sanctionner le motocycliste. Cela étant, le parquet renonce à poursuivre l’agent de police pour cette infraction, en application de l’art. 52 CP, mais le condamne aux frais de procédure au sens de l’art. 426 al. 2 CPP, dès lors que le policier a commis un acte illicite.

Le policier recourt ainsi jusqu’au Tribunal fédéral pour tenter de faire reconnaître que l’infraction d’entrave à l’action pénale n’est pas réalisée. Le Tribunal fédéral rejette le recours.

EN DROIT

Le Tribunal fédéral revient tout d’abord sur les éléments constitutifs de l’infraction d’entrave à l’action pénale ancrée à l’art. 305 CP. Aux termes de l’art. 305 al. 1 CP, celui qui aura soustrait une personne à une poursuite pénale ou à l’exécution d’une peine ou d’une des mesures prévues aux art. 59 à 61, 63 et 64 CP sera puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire. Le bien juridique protégé par cette disposition est le bon fonctionnement de la justice, soit un intérêt collectif (ATF 141 IV 459 consid. 4.2).

La soustraction présuppose que l’auteur a empêché une action de l’autorité dans le cours d’une procédure pénale au moins durant un certain temps (ATF 141 IV 459 consid. 4.2 ; ATF 129 IV 138 consid. 2.1).

Notre Haute Cour confirme également que la soustraction peut être commise par abstention, à la condition que l’auteur ait une obligation juridique d’agir en raison d’une position de garant. Plus précisément, il est nécessaire que la personne en cause soit soumise à un devoir de protection et de surveillance (ATF 141 IV 459 consid. 4.2 ; ATF 123 IV 70 consid. 2). La position de garant est réalisée lorsqu’un individu a une obligation particulière de collaborer à l’administration de la justice pénale, notamment en raison de sa fonction, à l’instar d’un garde-chasse ou d’un policier, en référence à l’obligation de dénoncer contenue à l’art. 302 al. 1 CPP.

Le Tribunal fédéral nous rappelle aussi que la procédure d’amende d’ordre reste une procédure pénale et que les principes généraux du droit pénal s’y appliquent, malgré l’absence de réelle procédure ordinaire menée par les autorités de poursuite pénale et sans prise en considération des antécédents et de la situation personnelle de l’auteur.

En l’espèce, le policier a admis avoir renoncé à amender le motocycliste. Il soutient cependant que l’absence de l’ouverture d’une réelle procédure pénale dans le cadre d’une amende d’ordre et de sa nature anonyme ne permet pas de réaliser l’infraction d’entrave à l’action pénale. Le Tribunal fédéral n’est pas de cet avis. En se fondant sur une ancienne jurisprudence (ATF 99 IV 266), les Juges de Mon Repos maintiennent que l’infraction d’entrave à l’action est réalisée sans qu’une action pénale soit ouverte ou qu’elle le soit dans le futur. De la même manière, il n’est pas nécessaire que la poursuite soit dirigée nommément contre la personne favorisée.

Dans un second grief, le policier allègue que la renonciation à infliger une amende au motocycliste relevait de son pouvoir d’appréciation et qu’il disposait dès lors d’un motif justificatif, au sens de l’art. 14 CP, pour être libéré de l’infraction d’entrave à l’action pénale. Le Tribunal fédéral lui donne à nouveau tort en relevant qu’un policier est soumis à une obligation d’agir en vertu de la loi et qu’il a l’obligation a tout le moins de dénoncer les infractions qu’il découvre, en vertu de l’art. 7, 12 let. a et 302 CPP. Dès lors qu’il est soumis à une obligation d’agir, un policier ne dispose pas d’une « marge d’appréciation » et ne saurait invoquer « un principe de proportionnalité » pour lui permettre de soustraire une personne à une poursuite pénale.

Enfin, le Tribunal fédéral confirme une jurisprudence ancienne rendue sous les anciens codes de procédure pénale cantonaux (ATF 109 IV 46 consid. 3), lesquels contenaient une notion plus large d’opportunité, selon laquelle un policier qui renonçait à transmettre une plainte à l’autorité compétente, alors que la loi l’y obligeait, ne pouvait pas se prévaloir du principe d’opportunité et se rendait coupable d’entrave à l’action pénale. Les Juges de Mon Repos ancrent cette jurisprudence dans le nouveau Code de procédure pénale et maintiennent le principe selon lequel « la police a l’obligation, sauf pour des broutilles en matière de circulation ou en cas de dénonciations manifestement infondées, d’instruire et de transmettre à l’autorité compétente, et cela même si les faits paraissent douteux et qu’elle est surchargée ».

Les éléments constitutifs de l’art. 305 CP étaient donc réalisées, de sorte que le policier pouvait être condamné aux frais de procédure, en vertu de l’art. 426 al. 2 CPP.

Cet arrêt est intéressant à plus d’un titre :

  1. Si le policier ne saurait invoquer le principe de l’opportunité des poursuites, tel est également aussi le cas du ministère public. L’on constate en effet que le CPP ne connaît pas de véritable classement en opportunité, dès lors que « l’étendue du pouvoir d’appréciation de l’autorité dépend en fin de compte essentiellement du libellé et du contenu des clauses légales » (Roth/Villard, Commentaire Romand du Code de procédure pénale, Bâle 2019, 2ème édition, N 5 ad art. 8 CPP). Ce n’est que si les conditions légales de l’art. 8 CPP sont remplies que le ministère public a la faculté de classer la procédure à l’encontre d’un individu. Cette « renonciation à poursuivre » n’empêche d’ailleurs pas le prévenu d’être condamné aux frais de la procédure, en vertu de l’art. 426 al. 2 CPP, sans que cela viole la présomption d’innocence. En effet, l’absence d’intérêt à punir (art. 52 CP) présuppose que la « culpabilité de l’auteur et les conséquences de son acte sont peu importantes », soit que les éléments constitutifs de l’infraction sont réunis. L’on rappellera aussi que les autres cas de renonciation à poursuivre mentionnées à l’art. 8 al. 1 CPP, à savoir la réparation (art. 53 CP) et l’atteinte subie par l’auteur à la suite de son acte (art. 54 CPP) conduisent certes à un classement de la procédure, également à une inscription au casier judiciaire (art. 18 al. 1 let. c LCJ). Seule une exemption de peine fondée sur l’art. 52 CP évite au prévenu une inscription au casier judiciaire.
  2. Le Tribunal fédéral approuve la mise des frais à la charge d’un prévenu dont la procédure pénale a été classé, en raison d’une absence d’intérêt à punir (art. 52 CP). Dans un autre arrêt, notre Haute Cour avait également confirmé la mise des frais à la charge du prévenu, dont la procédure pénale avait été classée en vertu de l’art. 53 CP (ATF 144 IV 202 ; arrêt 6B_132/2022 du 3 mars 2023). Selon le Tribunal fédéral, cette décision ne porte pas atteinte à la présomption d’innocence. Si ce raisonnement peut être approuvé en relation avec l’art. 53 CP, dès lors que le classement de la procédure pénale est justifié par la réparation du dommage causé par le prévenu, sans que le ministère public ne se prononce sur la culpabilité de l’auteur, la question pourrait se poser pour l’art. 52 CP. Comme nous l’avons vu, la cour cantonale avait estimé que les éléments constitutifs de l’art. 305 CP étaient réalisés pour mettre les frais à la charge du policier. Elle s’est donc, du moins implicitement, prononcée sur la culpabilité du policier. Selon une jurisprudence bien établie, la condamnation d’un prévenu acquitté à supporter tout ou partie des frais doit respecter la présomption d’innocence, consacrée par les art. 32 al. 1 Cst. et 6 par. 2 CEDH. Celle-ci interdit de rendre une décision défavorable au prévenu libéré en laissant entendre que ce dernier serait néanmoins coupable des infractions qui lui étaient reprochées. A notre sens, la mise des frais à la charge du prévenu en cas d’application de l’art. 52 CP ne prête pas le flanc à la critique. En effet, cette disposition prévoit une exemption de peine lorsque la culpabilité de l’auteur est peu importante, il existe donc une reconnaissance de culpabilité mais le prévenu est exempté de peine. Une condamnation au paiement des frais ne viole pas la présomption d’innocence. Cela étant, une clarification du Tribunal fédéral aurait été la bienvenue. 
  3. L’obligation de dénoncer incombe principalement à la police qui est en première ligne pour découvrir des infractions, en vertu de l’art. 302 CPP. Cela étant, l’art. 302 al. 2 CPP dispose que la Confédération et les cantons règlent l’obligation de dénoncer incombant aux membres d’autres autorités. Le risque d’une poursuite pour entrave à l’action pénale pourrait ainsi s’étendre à d’autres corps de métier soumis à une obligation de dénoncer, pour autant que la personne en cause est soumise à « un devoir de protection et de surveillance » (ATF 123 IV 70 consid. 70 ; ATF 120 IV 98 consid. 2c). Le Tribunal fédéral avait reconnu une position de garant à un garde-chasse, chargé de veiller au respect des règles concernant la chasse, ce qui lui confère dans le domaine de ses attributions un pouvoir analogue à celui d’un policier (ATF 74 IV 164), mais non à un taxidermiste (ATF 123 IV 70). Dans un autre arrêt, les Juges de Mon Repos ont rappelé que l’obligation générale pour tout fonctionnaire de dénoncer, à l’autorité pénale, les infractions dont il a connaissance dans l’exercice de sa fonction ne crée pas dans tous les cas une situation de garant (ATF 118 IV 309). La question se pose de la réalisation de l’infraction d’entrave à l’action pénale, lorsqu’un magistrat omet de dénoncer une infraction dont il a connaissance, tel que le juge civil, pénal ou administratif. A l’instar de la doctrine, il nous semblerait inexplicable qu’un juge civil ayant eu connaissance de faits portant sur une maltraitance d’enfants ne soient pas tenu de dénoncer ces faits à l’autorité de poursuite pénale (Parein, Commentaire Romand du Code de procédure pénale, 2ème édition, Bâle 2019, N 6 ad art. 302 CPP). Toujours est-il que le Tribunal fédéral précise que la position de garant est donnée à « celui qui a une obligation particulière de collaborer à l’administration de la justice pénale, notamment en raison de sa fonction ». Sur le plan fédéral, l’on pense notamment à Antidoping Suisse qui est soumise à l’obligation de dénoncer aux autorités pénales compétentes tout contrôle antidopage positif (art. 23 al. 2 LESp). Dans le canton de Vaud, la Direction générale de l’enfance et de la jeunesse (DGEJ) est soumise à une obligation de dénoncer tous les faits susceptibles de constituer une infraction se poursuivant d’office dans le domaine de la protection de l’enfant (art. 34 al. 3 LVPAE). Au vu de la jurisprudence, une omission de dénoncer constituerait une entrave à l’action pénale.
  4. Même si le raisonnement du Tribunal fédéral est correct car il permet d’éviter une application arbitraire du principe de l’opportunité, l’on s’interroge sur la nécessité d’une réflexion concernant l’introduction d’un réel classement en opportunité, ce compte tenu de la surcharge constante de la justice pénale. Nous ressentons chroniquement dans notre pratique un allongement de la durée des procédures pénales, qui peut être mal vécu tant par le prévenu que par la partie plaignante. L’introduction d’un classement en opportunité que connaissaient certains systèmes cantonaux, dans un cadre strict et défini, pourrait amener à un désengorgement des autorités de poursuite pénale.

Mais d’ici là, tremblez autorités, car tel sera désormais pris qui croyait ne pas prendre !